“ Sonntagszeitung ”, (Zurich, 12.10.03.)
Jean-Paul II n’a pas reconnu les signes des temps et il a conduit l’Eglise catholique à la crise.
par Hans Küng.
Le 17 octobre 1979 j’ai publié un bilan provisoire de la première année de pontificat du Pape Jean-Paul II. C’est cet article paru dans plusieurs journaux du monde qui a donné deux mois plus tard le coup d’envoi au retrait de ma permission d’enseigner au titre de théologien catholique et au nom de l’Eglise.
25 ans de pontificat ont confirmé ma critique. Pour moi ce pape n’est pas, au XXème siècle, le plus grand, mais le plus riche en contradictions. Un pape pourvu de grandes potentialités et responsable de décisions erronées. Pour ramener le tout à une simple formule : sa “ politique étrangère ” exige du monde entier la conversion, la réforme, le dialogue. Mais sa “ politique intérieure ” en constitue le contraste flagrant, en visant la restauration de la situation antérieure au Concile de Vatican II et le refus du dialogue au sein de l’Eglise.
- Le même homme qui représente les droits humains à l’extérieur les refuse à l’intérieur aux évêques, aux théologiens et surtout aux femmes. Le Vatican ne peut légitimement signer la Déclaration des Droits de l’Homme appuyée par le Conseil de l’Europe, car il faudrait au préalable modifier un trop grand nombre de décisions du droit canon romain marqué par un absolutisme moyenâgeux. La séparation des pouvoirs est inconnue dans l’Eglise catholique. En cas de conflits, c’est la même autorité qui intervient pour légiférer, pour accuseret pour juger.
Conséquences : un épiscopat servilement soumis et une situation juridique insoutenable. Quiconque entre en conflit juridique avec les instances suprêmes de l’Eglise aura à peine une chance de voir ses droits l’emporter. - C’est un homme qui a une grande vénération pour la vierge Marie, qui prêche un noble idéal féminin, mais qui dévalorise les femmes et leur refuse l’ordination. Tout en suscitant la sympathie de femmes catholiques traditionnelles, ce pape est un repoussoir pour les femmes modernes qu’il veut exclure “ infailliblement ” et pour l’éternité des ordres majeurs et qu’il relègue, en cas de contraception, parmi les représentants d’une “ culture de la mort ”.
Conséquences : un divorce entre le conformisme à l’extérieur et l’autonomie de la conscience à l’intérieur de l’Eglise qui, par exemple dans le cas des conseils pour les femmes en situation de conflit, aliène aussi à celles-ci les évêques partisans de Rome et qui mène ainsi dans une proportion grandissante ceux qui étaient restés jusqu’ici fidèles à l’Eglise à la fuir en masse. - Un homme qui prêche contre la pauvreté des masses et contre la misère dans le monde, mais qui, par son attitude à propos de la régulation des naissances et de l’explosion démographique se rend complice de cette misère. Ce pape qui, au cours de ses nombreux voyages et face à la Conférence de l’ONU sur la Population, prend au Caire parti contre la pillule et les préservatifs est certainement responsable, lui aussi, et plus que tout homme d’Etat, d’une croissance démographique incontrôlée dans plus d’un pays et de l’extension du sida en Afrique.
Conséquences : même dans des pays catholiques traditionnels comme l’Irlande, l’Espagne et la Pologne on refuse de plus en plus la morale sexuelle du Pape et l’on s’insurge contre le rigorisme catholique romain à propos de l’avortement. - Un homme dont la propagande exalte l’image d’un prêtre masculin et célibataire, mais qui se rend, lui aussi, responsable de la pénurie catastrophique de prêtres, de l’effondrement de la pastorale dans de nombreux pays et des scandales que l’on ne peut plus masquer, qui sont liés dans le clergé à la pédophilie. L’interdiction toujours imposée aux prêtres de se marier n‘est qu’un exemple de la manière dont ce pape se place, en faveur du droit canon du XIème siècle, en dehors de la doctrine de la Bible et de la grande tradition catholique qui ne connaissait au premier millénaire aucune loi imposant le célibat aux ministres.
Conséquences : Les cadres se sont raréfiés, la relève ne se fait pas, près de la moitié des paroisses se trouvera dans peu de temps sans pasteur ordonné et sans célébrations régulières de l’Eucharistie, ce que ni la venue de prêtres parachutés de Pologne, de l’Inde et de l’Afrique ni le regroupement de paroisses en grandes “ unités pastorales ” auquel on se voit contraint ne saurait plus voiler. - Un homme qui s’adonne à une pléthore de canonisations, mais qui incite en même temps avec le pouvoir d’un dictateur son inquisition à poursuivre des théologiens, des prêtres, des religieux et des évêques qui déplaisent : les victimes sont principalement des croyants qui se distinguent par leur esprit critique et par leur énergique volonté de réformes. Tout comme Pie XII en a usé envers les théologiens les plus importants de son époque (Chenu, Congar, de Lubac, Rahner, Teilhard de Chardin), Jean-Paul II (et son grand-inquisiteur Ratzinger) a poursuivi Schillebeckx, Balasuriya, Boff, Bulànyi, Curran ainsi que l’évêque Jacques Gaillot (Evreux) et l’archevêque Huntington (Seattle).
Conséquences : une Eglise de surveillants, dans laquelle se répandent la délation, la peur et la servitude. Les évêques se conçoivent comme les préfets de Rome et non comme les serviteurs du Peuple de l’Eglise et les théologiens se conforment dans leurs écrits aux positions officielles ou se taisent. - Un homme qui fait l’éloge de l’œcuménisme, mais qui est une entrave aux relations avec les Eglises orthodoxes comme avec celles qui sont issues de la Réforme et qui empêche la reconnaissance de leurs ministères et de la communion entre protestants et catholiques dans la célébration de la Cène. Conformément aux recommandations fréquentes des commissions d’experts en œcuménisme et à la pratique locale dans de nombreuses paroisses, le Pape pourrait reconnaître les ministères des Eglises non catholiques et leurs célébrations de la Cène et autoriser aussi l’hospitalité eucharistique. Il pourrait également réduire l’autorité excessive qu’il revendique comme au moyen-âge vis-à-vis des Eglises orientales et de celles qui sont issues de la Réforme. Mais il tient, lui, à maintenir les structures du pouvoir romain.
Conséquences : l’entente au plan œcuménique a été stoppée après le Concile de Vatican II. Tout comme au XIème et au XVIème siècle, le régime pontifical se manifeste comme étant le plus grand obstacle à l’unité des Eglises chrétiennes dans la liberté et la diversité. - Un participant au Concile de Vatican II, qui méprise par ailleurs la collégialité entre le Pape et les évêques telle qu’elle y a été décidée et qui ne cesse en toute occasion de célébrer le triomphalisme absolutiste de la papauté. Au lieu des mots d’ordre tels que “ aggiornamento, dialogue, collégialité, ouverture à l’œcuménisme ”, ce sont maintenant “ la mouvance restauratrice, le magistère, l’obéissance, le retour au style romain ” qui prévalent dans les déclarations et les engagements.
Conséquences : Les foules qui affluent aux manifestations pontificales ne devraient pas nous faire illusion : c’est par millions que d’autres ont, au cours de ce pontificat, “ fui ” hors de l’Eglise ou se sont retirés dans l’émigration intérieure. L’animosité affichée par de vastes fractions de l’opinion publique vis-à-vis de la superbe manifestée par la hiérarchie a augmenté dans une proportion menaçante. - Un représentant du dialogue avec les religions du monde, qui rabaisse en même temps ces dernières au rang de formes tronquées de la foi. Le Pape aime rassembler autour de lui des dignitaires d’autres religions. Mais il apparaît bien peu qu’il s’occupe théologiquement des causes que celles-ci représentent. Il entend bien plutôt, même sous le signe du dialogue, être un “ missionnaire ” de l’ancien style.
Conséquences : la méfiance envers l’impérialisme romain est toujours aussi amplement répandue. Et cela non seulement parmi les Eglises chrétiennes, mais également dans le judaïsme, l’Islam et à plus forte raison en Inde et en Chine. - Un avocat persuasif qui s’engage ardemment au nom d’une morale privée et publique en faveur de la paix, mais qui se prive en même temps de sa crédibilité au titre d’autorité morale en raison de son rigorisme irréaliste. Les efforts légitimes du Pape en matière de morale n’ont pour une grande part pas connu le succès en raison de ses prises de position rigoristes dans des questions concernant la foi et la morale.
Conséquences : ce pape qui passe autant aux yeux de catholiques traditionalistes qu’à ceux du monde sans Dieu pour un superstar a livré par son autoritarisme son ministère à la déchéance de sa propre autorité. Bien qu’il soit au cours de ses voyages un agent charismatique de la communication mis efficacement en scène par les medias (tout en êtant incapable de dialogue et en manifestant son acharnement à tout réglementer), c’est la crédibilité d’un Jean XXIII qui lui fait défaut. - Le Pape s’est efforcé en l’année 2000 de parvenir à une confession publique, mais il a sollicité le pardon seulement pour “ les fils et les filles de l ‘Eglise ”, et non pour les “ Saints Pères ” et pour “ l’Eglise elle-même ”.
Conséquences : Cette confession restée à mi-chemin n’a pas eu de suite : elle n’est pas une conversion, mais il n’y a eu là que des paroles non suivies d’actes. Au lieu d’utiliser les repères fournis par l’Evangile qui, face aux égarements de l’évolution actuelle, indiquent le chemin qui mène à la liberté, à la miséricorde et à l’attention fervente portée aux hommes, on utilise à Rome toujours pour critères un droit moyenâgeux qui délivre non pas un message d’allégresse, mais, qui, par ses décrets, ses catéchismes et ses sanctions, brandit les menaces.
On ne saurait négliger le rôle du Pape polonais dans l’effondrement de l’empire soviétique. Mais ce n’est pas ce Pape qui en a provoqué la chute, ce sont les contradictions économiques et sociales inhérentes au régime soviétique lui-même. Ce qui fait la tragédie personnelle et profonde de ce pape, c’est que son modèle catholique polonais d’Eglise (à la fois moyenâgeux et marqué par la contre-réforme et l’antimodernisme) n’a pu se transmettre au “ reste ” de l’univers catholique. Bien plus : en Pologne même aussi il a été submergé par l’évolution du monde moderne.
En dernière analyse, ce pontificat s’avère être pour l’Eglise catholique, en dépit de ses aspects positifs, un fiasco. Un Pape dépassé par les événements, qui n’abandonne pas son pouvoir bien qu’il le pourrait, est pour beaucoup le symbole d’une Eglise qui, derrière sa façade brillante, s’est sclérosée et affaiblie sur ses vieux jours.
Si le prochain pape voulait poursuivre ce pontificat, il renforcerait encore l’énorme accumulation de problèmes et conduirait la crise structurelle de l’Eglise catholique littéralement à une impasse.
Non, un nouveau pape devra se décider à corriger la cap et insuffler à l’Eglise le courage nécessaire à de nouveaux départs dans l’esprit de Jean XXIII et dans la lignée des réformes dont le Concile de Vatican II a donné le coup d’envoi.
Un théologien combatif.-
Hans Küng a pourvu comme aucun autre théologien au déclenchement de débats controversés dans l’Eglise catholique en abordant de front des questions fondamentales sur la foi et sur la religion (“ Dieu existe-t-il ? ”, “ Infaillible ? ”). En 1979 le Vatican lui a retiré, en réaction à un texte publié sur le Pape, la permission officielle d’enseigner au nom de l’Eglise, selon sa pratique de Professeur de Dogmatique et de Théologie œcuménique à l’Université de Tübingen. Hans Küng qui est né en 1928 à Sursee a reçu plusieurs fois des distinctions honorifiques, comme la semaine dernière au titre de Docteur honoris causa de l’ “ Ecumenical Theological Seminary ” à Detroit.
(traduit de l’allemand par Jean Courtois, Lyon).-